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Introduction aux religions chinoises SCR-2121 Module 6.1 Les arts martiaux et les religions en Chine (Module complémentaire) Notes de cours Dominic LaRochelle, Ph. D. Chargé de cours Avertissement : Ce document constitue une ébauche de notes de cours et est réservé à l’usage exclusif des étudiants inscrits au cours SCR-2121 Introduction aux religions chinoises (Université Laval). Toute reproduction ou diffusion est interdite sans l’assentiment exprès de son auteur. 3

Table des matières Introduction .................................................................................................................................................

1. Une définition sommaire des arts martiaux......................................................................................4

2. Les arts martiaux et les religions en Chine .......................................................................................5

2.1. L’influence du confucianisme.....................................................................................................7

2.2. L’influence du taoïsme................................................................................................................8

2.3. L’influence du bouddhisme ........................................................................................................8

2.4. L’école interne (neijia) et l’école externe (waijia) ...................................................................9

2.5. Les arts martiaux et la religion populaire chinoise ................................................................10

2.6. L’influence de l’islam................................................................................................................12

12 3. Les moines-guerriers du monastère de Shaolin en Chine..............................................................

13 3.1. Le monastère de Shaolin...........................................................................................................

13 3.2. Un bref historique des arts martiaux à Shaolin......................................................................

14 500-900 : les pratiques militaires au monastère de Shaolin.....................................................

14 900-1600 : la période de systématisation des pratiques martiales..............................................

14 1600-1900 : Le développement d’un système de combat à mains nues.......................................

15 3.3. La justification des pratiques martiales..................................................................................

16 Les justifications historiques........................................................................................................

16 Les justifications éthiques ou scripturales...................................................................................

16 Les justifications mythologiques..................................................................................................

17 4 Introduction

 

On comprend maintenant que les différentes traditions religieuses chinoises font partie d’un système complexe bien imbriqué dans la culture chinoise. Chacune des traditions, que ce soit le confucianisme, le bouddhisme, le taoïsme, les différentes pratiques populaires, ou même l’héritage des pratiques religieuses de l’antiquité, participe, d’une manière ou d’une autre, à garder vivante la culture traditionnelle chinoise. Dans ce contexte, la pratique des arts martiaux en Chine constitue un cas intéressant de récupération du discours religieux. En effet, au-delà des prétentions guerrières et protectrices, les arts martiaux asiatiques en général, et les arts martiaux chinois en particulier, se parent souvent d’un manteau spirituel, philosophique et religieux qui amène l’adepte sur la voie d’une quête de soi. La rhétorique des arts martiaux s’imprègne alors de divers éléments du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme que les adeptes récupèrent pour donner un sens aux mouvements qu’ils exécutent. Ces mêmes adeptes prennent alors pour modèles des personnages religieux, moines bouddhistes ou taoïstes, historiques ou imaginaires, qui viennent expliquer l’origine spirituelle de la pratique de leur art. Dans ce module complémentaire, on étudiera comment s’est construite cette rhétorique religieuse sur les arts martiaux chinois et comment les adeptes en sont venus à catégoriser les différentes écoles d’arts martiaux chinois en fonction de leurs soi-disant origines religieuses. 5 1. Une définition sommaire des arts martiaux Avant d’étudier les rapports que les religions chinoises entretiennent avec la pratique des arts martiaux, il faut d’abord s’entendre sur ce dont on parle. Qu’entend-on exactement par « arts martiaux »? Lectures suggérées : Bolelli, Daniele. On the Warrior's Path. Philosophy, Fighting, and Martial Arts Mythology. Frog Ltd, Berkeley, 2003. Braunstein, Florence. Les arts martiaux aujourd'hui. États des lieux. L'Harmattan, Paris, 2001. Charlot, Emmanuel et Patrick Denaud. Les arts martiaux. Coll. Que sais-je? 1791. Paris : Presses universitaires de France, 1999. Green, Thomas A., ed. Martial Arts of the World. An Encyclopedia. 2 volumes. Santa Barbara: ABC Clio, 2001. Henning, Stanley. « The Chinese Martial Arts in Historical Perspective ». Military Affairs, Décembre 1981 : 173-178 . Henning, Stanley. « Academia Encounters the Chinese Martial Arts ». China Review International, Vol. 6, No. 2, Automne 1999 : 319-332. LaRochelle, Dominic. « La “Tour de Babel” des arts martiaux. Un essai de typologie des pratiques martiales anciennes et modernes ». Dans Olivier Bernard, éd. L’arrière-scène du monde des arts martiaux, Québec : Presses de l’Université Laval, 2014. Lorge, Peter A. Chinese Martial Arts From Antiquity to the Twenty-First Century. Cambridge: Cambridge University Press, 2012. Pour le bien de l’analyse, nous définirons ici les arts martiaux simplement comme une forme de combat, ou plutôt une forme d’entraînement au combat, à mains nues ou avec armes tranchantes ou contondantes. Cet entraînement au combat peut s’effectuer dans plusieurs situations ou plusieurs contextes : − contexte militaire : habituellement au sein de forces armées ou de groupes militarisés (par exemple des milices), l’objectif des pratiquants dans ce contexte est la protection et défense du territoire et de ses habitants; − contexte professionnel : ce sont des individus qui ont fait de la pratique des arts martiaux une profession dans différents domaines : protection privée, service de garde du corps, 6 protection de convois, enseignement professionnel des arts martiaux. Les militaires de carrière évoluent également dans ce contexte; − contexte artistique : il s’agit de domaines d’activités où les arts martiaux sont utilisés comme divertissement : saltimbanques, démonstrations publiques, opéra et théâtre, cinéma, littérature, etc.; − contexte sportif : ici, les arts martiaux sont pratiqués dans une optique de compétition dans laquelle on met en évidence l’idée de se mesurer à un adversaire dans un environnement contrôlé par des règles. Cela se fait habituellement à l’intérieur de réseaux de compétitions établis. Dans certains cas, cela peut se faire dans un cadre professionnel, comme la boxe occidentale ou les Ultimate Fighting Championships (UFC) ; − contexte religieux de cultivation spirituelle : les arts martiaux sont ici pratiqués au sein de certaines communautés religieuses (asiatiques, mais dans quelques cas occidentales). Souvent associées à la construction des pratiques modernes d’arts martiaux, celles-ci s’insèrent alors dans le cadre d’une quête spirituelle personnelle. À partir de ces milieux de développement, on peut identifier quatre dimensions fondamentales à la pratique des arts martiaux : − la dimension martiale stipule que la pratique des arts martiaux permet à l’adepte de développer des aptitudes efficaces au combat; − la dimension thérapeutique stipule que la pratique des arts martiaux peut avoir des effets bénéfiques sur la santé de l’adepte; − la dimension sportive stipule que la pratique des arts martiaux peut être perçue comme une forme d’activité sportive, c’est-à-dire à l’intérieur d’un cadre compétitif, que ce soit au niveau amateur ou professionnel; − la dimension spirituelle stipule que la pratique des arts martiaux permet à l’individu de s’engager dans un cheminement spirituel. C’est cette quatrième dimension des arts martiaux qui nous intéresse ici. En effet, les trois grands systèmes religieux chinois ont influencé, chacun à leur manière, la pratique des arts martiaux en Chine. 7 2. Les arts martiaux et les religions en Chine Assez tôt, les adeptes d’arts martiaux chinois ont puisé dans le fonds culturel et religieux du confucianisme, du taoïsme, du bouddhisme, la religion populaire, et même de l’islam, des éléments leur permettant de se construire un univers de sens qui légitime leurs pratiques. Lectures suggérées : Boretz, Avron A. « Martial Gods and Magic Swords: Identity, Myth, and Violence in Chinese Popular Religion ». Journal of Popular Culture, Vol. 29, no. 1, 1995: 93-109. Boretz, Avron A. Gods, Ghosts, and Gangsters. Ritual Violence, Martial Arts, and Masculinity on the Margins of Chinese Society. Honolulu: University of Hawai’i Press, 2011. Davis, Barbara. The Taijiquan Classics. An Annotated Translation. Including a Commentary by Chen Weiming. Berkeley: North Atlantic Books, 2004. Despeux, Catherine. Taiji quan, art martial, technique de longue vie. Paris : Guy Trédaniel, Éditions de la Maisnie, 1981. Hallenberg, Helena. « Muslim Martial Arts in China: Tangping (Washing Cans) and Selfdefense ». Journal of Muslim Minority Affairs, vol. 22, no. 1 (2002): 149-175. Henning, Stanley. « Chinese Boxing. The Internal Versus External Schools in the Light of History and Theory ». Journal of Asian Martial Arts, vol. 6, no. 3, 1997: 10-19. Holcombe, Charles. « The Daoist Origins of Chinese Martial Arts ». Journal of Asian Martial Arts, vol. 2, no, 1, 1993: 10-25. Holcombe, Charles. « Theater of Combat: A Critical Look at the Chinese Martial Arts ». Historian, vol. 52, no. 3 (mai 1990): 411-431. LaRochelle, Dominic. « Une hagiographie des traditions modernes d’arts martiaux chinois : Zhang Sanfeng et Bodhidharma ». Cahiers d’histoire, Maliszewski, Michael. Spiritual Dimensions of the Martial Arts. Vermont, Japan, Charles E. Tuttle Company, 1996. Raposa, Michael L. Meditation & the Martial Arts. Charlottesville and London , University of Virginia Press, 2003. Wile, Douglas. Lost T'ai-chi Classics from the Late Ch'ing Dynasty. New York, Albany State University of New York Press, 1996. SUNY. Wile, Douglas. T'ai-chi Touchstones: Yang Family Secret Transmissions. New York, Sweet Ch'i Press, 1986[1983]. 8 Wile, Douglas. T'ai Chi's Ancestors. The Making of an Internal Martial Art. New York, Sweet Ch'i Press, 1999. 2.1. L’influence du confucianisme Les adeptes y puisent la notion de piété filiale pour structurer les rapports entretenus entre le maître et le disciple et entre les membres de l’école. Traditionnellement, les arts martiaux chinois étaient enseignés dans des cercles d’initiés, souvent à l’intérieur d’une famille fermée. C’est pourquoi les écoles ont souvent pris le nom de la famille dans lequel ils se développent : art martial de la famille Yang, de la famille Wu, de la famille Chen, de la famille Hong, de la famille Lau, etc. Encore aujourd’hui, les écoles d’arts martiaux chinois, même en Occident, sont généralement structurées sur un modèle familial, le maître étant considéré comme un père, le grand-maître un grand-père, les élèves comme des frères et des sœurs, etc. Tout comme il existe une hiérarchie dans les rapports sociaux et familiaux, il existe une hiérarchie au sein des écoles et un respect qui y est associé. 2.2. L’influence du taoïsme Les adeptes puisent dans les fondements constitutifs du taoïsme des éléments leur permettant de construire un lien entre cette tradition religieuse et les arts martiaux. En définitive, la rhétorique des adeptes cherche à faire valoir que les arts martiaux sont des pratiques taoïstes, ou du moins qu’ils s’en inspirent fortement. Il s’agit d’une stratégie légitimatrice importante, car elle permet d’intégrer la pratique des arts martiaux à l’intérieur d’une tradition philosophico-religieuse bien établie et à lier les arts martiaux à des pratiques vieilles de plusieurs siècles. Le discours cherche, en définitive, à légitimer le fait que la pratique de certains arts martiaux est plus qu’une simple pratique martiale et s’inscrit dans un cheminement spirituel taoïste (principalement à travers les pratiques de longévité). Les adeptes puisent à différentes sources rhétoriques qui font valoir que l’origine de certains arts martiaux se trouve dans le taoïsme : − les origines techniques : un discours qui lie l’art martial aux pratiques taoïstes anciennes (comme la méditation, les techniques respiratoires, les pratiques énergétiques et la gymnastique) et à la médecine traditionnelle chinoise (elle-même traditionnellement en lien avec les traditions taoïstes); − les origines philosophiques : un discours qui lie l’art martial aux textes de la pensée chinoise de l’Antiquité, en particulier les textes taoïstes de la tradition Lao-Zhuang. Ces 9 textes ne traitent pas directement de pratiques martiales mais permettent de replacer la pratique des arts martiaux dans un cadre philosophique et moral; − les origines mythiques : un discours qui distingue une tradition interne et une tradition externe des arts martiaux. Ce discours apparaît d’abord dans la deuxième moitié du 17e siècle, mais fait référence à des personnages fondateurs remontant respectivement au 13e siècle, avec l’immortel taoïste Zhang Sanfeng, et au 6e siècle, avec le moine indien Bodhidharma. Il sera récupéré au 19e siècle par les pratiquants de taiji quan qui intégreront cet art martial à la tradition interne. On dit que Zhang Sanfeng aurait élaboré un art martial alors qu’il était sur le Mont Wudang, dans la province du Hubei (voir la section 2.4). − les origines historiques : un discours composé de différents récits légendaires des maîtres contemporains d’arts martiaux (aux 19e et 20e siècles). Ces légendes ont permis aux adeptes de combler un vide historique entre les pratiques contemporaines et les mythes anciens, structurant ainsi une lignée solide remontant à des maîtres taoïstes. Elles permettent également d’introduire une notion importante dans les arts martiaux, celle du qi, de l’énergie vitale, qui a permis aux grands maîtres d’accomplir des exploits souvent surhumains et dont la maîtrise devient un idéal à atteindre pour les pratiquants contemporains. Ces quatre « origines taoïstes » des arts martiaux ne s’opposent pas forcément; elles font partie d’un même discours véhiculé dans les milieux d’adaptes et qui cherchent à convaincre que certaines écoles d’arts martiaux sont fondamentalement taoïstes. 2.3. L’influence du bouddhisme D’autres écoles vont préférer établir un lien avec le bouddhisme, en faisant valoir que leur art est originaire des moines bouddhistes chinois. Encore ici, c’est toute une rhétorique légitimatrice qui est en œuvre au sein des adeptes : − Les origines mythiques : tout comme ont fait remonter la fondation de certains arts martiaux « taoïstes » à un célèbre immortel du nom de Zhang Sanfeng, d’autres écoles vont adoptés un moine indien comme fondateur de leur lignée : il s’agit du moine Bodhidharma, aussi connu pour être le fondateur de la branche chan du bouddhisme. Celui aurait enseigné des exercices martiaux aux moines du monastère de Shaolin, sur le Mont Song, dans la province du Henan. Le mythe de Bodhidharma semble se constituer assez tardivement; à l’origine, les moines du monastère de Shaolin vénéraient plutôt le dieu Vajrapani (littéralement « vajra en main », ou « celui qui tient la foudre »). Il agit comme un protecteur du Bouddha et est rapidement devenu l’icône des moines de Shaolin, celui de qui leur vient leur puissance martiale. 10 − Les origines techniques : la légende de Bodhidharma raconte que celui-ci aurait enseigné des exercices pour permettre aux moines de supporter les longues heures de méditation. Ces exercices seraient devenus l’art de combats des moines. L’arme de prédilection des moines de Shaolin était le bâton de bois. Cette arme est rapidement associée à Vajrapani (le bâton vient remplacer le vajra). Ce qu’on constate cependant, c’est que les pratiques de combat à mains nues développés par les moines à partir du 17e siècle sont plutôt inspirées des pratiques de longévité taoïstes. On se référera à la section 3 pour plus de détails concernant les moines guerriers du monastère de Shaolin et leur légitimation de la violence dans un cadre bouddhique. 2.4. L’école interne (neijia) et l’école externe (waijia) Il existe des centaines d’écoles, de styles, de techniques différentes en Chine (on dit environ 450). Dans le discours habituel, les arts martiaux chinois sont divisés en deux grandes familles ou traditions : − la tradition externe (waijia), associée au bouddhisme; − la tradition interne (neijia), associée au taoïsme. On dit que les écoles d’arts martiaux « externes » sont celles qui misent davantage sur le développement musculaire, sur la fortification du corps, sur le développement de la vitesse d’exécution des mouvements. Elles sont associées à l’école du monastère bouddhique de Shaolin. Ces écoles se construisent souvent autour de thèmes animaux : l’école du singe, l’école du dragon, l’école du tigre, l’école du serpent, etc. La légende du moine indien Bodhidharma est associée à cette école : On place l’arrivée de Bodhidharma (Pu ti da mo en chinois) en Chine au 6e ap. J.C. Il est un moine indien, le vingt-huitième patriarche de la branche chan (禅) du bouddhisme, dont la lignée remonterait directement à Gautama Bouddha. On dit qu’il est le troisième fils d’un roi du sud de l’Inde, donc de la classe des guerriers Kshatriya. Pendant son voyage en Chine, il se rendit d’abord à Nankin (en 520 ou 527) où il fut invité à la cour du roi Wu di (502-549) de la dynastie des Liang. L’entrevue se soldant par un échec, il se dirigea vers le Nord, à Luoyang, la capitale de la province du Henan, où il trouva, à proximité, le monastère de Shaolin (shaolin si, 少林寺). En raison de difficultés avec le moine en chef du monastère, il se serait d’abord retiré dans une grotte pour méditer durant neuf années. Cette pratique serait à l’origine de la méditation dite « regarder le mur » (biguan 壁观) qui deviendra plus connu au Japon sous le nom de « méditation assise » (zazen, en chinois zuochan 坐禅). C’est durant cette période qu’il se serait lié à son futur disciple successeur, Hui ke. Quand il fut enfin accepté dans le monastère, il constata la 11 mollesse et l’apathie des moines dans leurs pratiques religieuses. Il leur aurait alors enseigné divers exercices et techniques de méditation issus de la tradition chan, exercices qui sont devenus l’art martial de l’école Shaolin. À l’opposé, les arts martiaux « internes » sont ceux qui misent davantage sur le développement de l’« énergie » (le qi chinois, le ki japonais, ou le prana indien), sur la douceur et la lenteur dans l’entraînement, sur l’idée que l’on doit « céder » à la force brute de l’adversaire pour rediriger son énergie violente contre lui et ainsi le vaincre. On dit également que les arts martiaux de cette tradition insistent particulièrement sur l’aspect thérapeutique et méditatif de la pratique. Entrent dans cette catégorie les écoles qui se seraient développées sur le Mont Wudang : le taiji quan, le bagua zhang et le xingyi quan. La légende liée à cette tradition vient d’une épitaphe dédiée au maître Wang Zhengnan et écrite par le philosophe Huang Zongxi en 1669. On peut en effet y lire : Shaolin est réputé pour ses combattants. Cependant, ces techniques sont essentiellement offensives, ce qui donne plusieurs opportunités exploitables pour un adversaire. Il existe une autre école appelée « interne », qui propose de venir à bout du mouvement par l’immobilité. Les agresseurs sont alors repoussés sans effort. Dès lors, on qualifie Shaolin d’« externe ». L’école interne a été fondée par Zhang Sanfeng de la dynastie Song. Sanfeng était un alchimiste taoïste du Mont Wudang. Il fut convoqué par l’empereur Huizong des Song, mais la route était bloquée. Cette nuit-là, il rêva que le dieu de la guerre [Zhenwu] lui transmettait l’art de la boxe; le matin suivant, il terrassa à lui seul une centaine de bandits (Wile, 1999 : 53). Selon toute évidence, cette manière de séparer les différents arts martiaux chinois est une construction moderne qui fut introduite au sein des écoles à la fin du 19e siècle, peut-être même au début du 20e siècle. Dans les faits, il y a peu de différences au niveau technique entre les écoles des deux traditions. De même, il est difficile de vraiment déterminer l’origine de tel ou tel technique. Si l’influence de Shaolin est indéniable à partir du 16e siècle, l’existence même de Wudang comme lieu d’origine de certains arts martiaux avant le 20e siècle est souvent contestée. Tout cela pour dire que cette distinction relève moins de l’analyse historique et technique que d’un besoin de légitimer une pratique martiale par un discours religieux. On ne peut comprendre les deux mythes d’origine de la tradition interne et de la tradition externe séparément. Même s’il s’agit en apparence de deux traditions distinctes, leurs structures, de même que leur construction historique, sont fondamentalement liées (Shahar, 2008 : 175-178). Tout d’abord, on voit que la structure de ces mythes et légendes est généralement la même. Les deux personnages (Zhang Sanfeng et Bodhidharma) sont des personnages semi-mythiques 12 dont l’historicité n’est pas confirmée. Bodhidharma aurait vécu au 6e siècle ap. J.C., tandis que Zhang Sanfeng aurait vécu quelques siècles plus tard, entre le 13e et le 15e siècle. De même, les deux personnages sont également des figures importantes de traditions religieuses, bénéficiant d’un culte en dehors de la tradition d’arts martiaux elle-même, en l’occurrence le bouddhisme chan et le taoïsme. Bodhidharma et Zhang Sanfeng sont également associés à des lieux sacrés de la Chine, le monastère bouddhique de Shaolin et le Mont taoïste de Wudang. Finalement, les deux personnages finissent par être considérés comme les fondateurs d’une tradition d’arts martiaux. Voir sur ces questions le texte de LaRochelle, 2014. 2.5. Les arts martiaux et la religion populaire chinoise Les arts martiaux ont aussi pénétré les coulisses de la religion populaire. En fait, il serait préférable de dire que plusieurs pratiques qu’on retrouve dans la religion populaire ont incorporé une symbolique martiale et violente. Voir les travaux d’A. Boretz, 1995 et 2011. 2.6. L’influence de l’islam Certaines écoles d’arts martiaux chinois se sont développées dans les communautés de Chinois d’ethnie Hui, majoritairement musulmanes. Même si les techniques et les applications martiales diffèrent généralement peu de celles des autres écoles chinoises, certaines caractéristiques culturelles viennent définir ces écoles « musulmanes ». Voir à ce sujet le texte d’Helen Hallenberg, 2002. 13 3. Les moines-guerriers du monastère de Shaolin en Chine Lectures suggérées: Demiéville, Paul. « Le bouddhisme et la guerre. Post-scriptum à L’“Histoire des moines guerriers du Japon” de G. Renondeau ». Dans Choix d'études bouddhiques, 1929-1970. Leiden, E.J. Brill, 1973. Henning, Stanley. « Reflections on a Visit to the Shaolin Temple ». Journal of Asian Martial Arts, vol.7, no.1, 1998 : 90-101. Shahar, Meir. The Shaolin Monastery. History, Religion, and the Chinese Martial Arts. Honolulu, University of Hawai'i, 2008. Shahar, Meir. « Epigraphy, Buddhist Historiography, and Fighting Monks: The Case of the Shaolin Monastery ». Asia Major, vol. 13, no. 2, 2000: 15-36. Shahar, Meir. « Ming-Period Evidence of Shaolin Martial Practice ». Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. 61, no. 2, 2001: 359-413. Shahar, Meir. « Meat, Wine, and Fighting Monks. Did Shaolin Monks breach Buddhist Dietary Regulations? ». Kungfu Magazine Online, http://ezine.kungfumagazine.com/ezine/article.php?article=521 Spiessbach, Michael F. « Bodhidharma. Meditative Monk, Martial Arts Master or Makebelieve? » Journal of Asian Martial arts, vol. 1, no. 4, 1992: 10-27. 3.1. Le monastère de Shaolin Fondé au 5e siècle ap. J.C. Situé tout près de Luoyang, dans la province du Henan, à quelques km de la capitale de l’époque, Kaifeng. Il est construit sur une route très fréquentée, donc jouit d’une certaine popularité. Entre le 5e et le 8e siècle, on assiste au développement d’une nouvelle école du bouddhisme, le chan (dhyana en sanskrit, zen en japonais). Celui sera particulièrement présent au sein du monastère de Shaolin. Les traits caractéristiques du chan : On délaisse l’étude des écritures bouddhiques pour se concentrer sur − l’expérience directe de l’adepte par la méditation et − la relation maître-disciple. Au cœur de cette généalogie se trouve le personnage de Bodhidharma, un moine indien qui sera fait fondateur du chan en Chine. 14 Pour les détails sur le bouddhisme chan, on se référera au module 5 3.2. Un bref historique des arts martiaux à Shaolin Il semble que les moines de Shaolin participent à des activités martiales depuis plusieurs siècles. Les arts martiaux de Shaolin ont donc subi une lente évolution pour arriver à ce qu’ils sont aujourd’hui. On peut distinguer trois grandes périodes de cette évolution : 500-900 : les pratiques militaires au monastère de Shaolin Il existe des documents (des stèles sur le site du monastère) qui montrent que les moines de Shaolin ont participé à des conflits armés à au moins deux occasions. En 610 : conflits face à des bandits pour protéger le temple. En 621 : participation au conflit menant à la fondation de la dynastie Tang (soutien à Li Shimin). La participation à ce deuxième conflit va par ailleurs donner une reconnaissance impériale au monastère qui le protégera pour les siècles suivants, même sous les autres dynasties. Le problème, c’est que ces documents mentionnant la participation des moines à des conflits ne spécifient pas si ces moines ont reçu ou non un entraînement particulier au combat. Si c’est le cas, on ne sait pas quel genre d’entraînement ils ont reçu ou si celui-ci était présent au sein du monastère avant ces conflits. S’il s’agissait d’un entraînement structuré, on ne connaît rien des techniques ou des armes utilisées. Bref, à cette époque, bien qu’on ait la preuve que les moines participent à des conflits armés, on ne peut prétendre hors de tout doute qu’il existe un système d’arts martiaux structuré au sein du monastère. 900-1600 : la période de systématisation des pratiques martiales On ne sait pas exactement comment les arts martiaux ont été intégrés à la vie des moines. On sait cependant qu’une systématisation des pratiques martiales s’opère au sein du monastère entre le 10e et le 17e siècle. En témoigne une multitude de traités militaires, publiés à partir du 16e siècle, et qui décrivent en détail les différentes pratiques et les stratégies militaires de l’époque de la dynastie Ming. Plusieurs de ces traités mentionnent la réputation des moines du monastère de Shaolin et décrivent l’art martial qu’ils pratiquent. À cette époque, la technique principalement utilisée par les moines est le bâton de bois. 15 Aux 16e -17e siècles, la réputation guerrière des moines de shaolin est dès lors bien établie, au point d’attirer l’attention de plusieurs experts militaires qui vont se rendre au monastère et qui vont incorporer les techniques de bâton dans leurs traités militaires. 1600-1900 : Le développement d’un système de combat à mains nues Jusqu’à cette époque, les moines sont réputés pour leur technique de bâton. On ne parle à peu près pas de combat à mains nues dans les traités militaires parce qu’ils sont jugés peu efficaces en combat. Il faut attendre le 17e siècle pour voir vraiment se populariser des pratiques non armées. Les caractéristiques de ces pratiques, et de cette période, c’est que l’art martial va perdre sa prétention guerrière ou militaire pour être intégré au cheminement spirituel des moines. Encore ici, on ne sait de quand date l’évolution de ces pratiques à mains nues. Il existe par contre des traités qui date du 17e siècle et qui décrivent un système de combat à mains nues complexe et très élaboré (figure 9). La particularité de ce système est double : − Il participe au développement spirituel des moines; − Il s’inscrit dans une synthèse spirituelle en intégrant des éléments du taoïsme. La période des Ming est caractérisée par un syncrétisme religieux qui est supporté par l’État. Dans ce contexte, les moines vont puiser dans d’autres traditions (en particulier le taoïsme) des éléments qui vont contribuer à un cheminement spirituel. L’influence du taoïsme va créer une synthèse entre un art de combat (influencé par les pratiques militaires), une thérapeutique qui vise à se maintenir en santé, et la pratique religieuse menant à l’éveil bouddhique. Les influences extérieures au bouddhisme : − la médecine traditionnelle chinoise (acupuncture); − la philosophie taoïste (références aux textes classiques : Laozi, Zhuangzi,…); − les principes de la gymnastique daoyin : Cette gymnastique, mélangeant massage, techniques respiratoires, visualisation énergétique, méditation, et exercices physiques, constitue la première étape du cheminement spirituel taoïste menant à l’immortalité. L’objectif est de freiner et de renverser la vieillesse du corps; − la cosmologie chinoise (dao, yin-yang, taiji, 5 éléments, huit trigrammes, qi). Les arts martiaux de Shaolin vont être présentés à cette époque avec tout un vocabulaire mystique et un langage taoïste concernant l’immortalité. À cette époque, les arts martiaux de Shaolin ne seront plus pratiqués dans un but militaire ou d’autodéfense, mais seront intégrés au cheminement spirituel des moines. L’influence du taoïsme est significative en donnant 16 une dimension thérapeutique au cheminement spirituel. Évidemment, une meilleure santé veut dire une meilleure constitution et un meilleur potentiel à un entraînement au combat. Ce processus de synthèse, qui va atteindre sa maturité aux 18e et 19e siècles, est à la base de ce qu’on retrouve encore aujourd’hui dans la pratique contemporaine. 3.3. La justification des pratiques martiales La première des cinq grandes lois bouddhiques précise qu’il est interdiction de tuer un autre être vivant. On prohibe formellement la participation à la guerre. On interdit aux moines de se battre, d’inciter les autres à se battre ou même d’être témoin d’actes de violence. Les moines de Shaolin ont donc dû trouver des justifications à leurs pratiques martiales et à leur participation à des conflits armés. Les justifications historiques Au fil de son histoire, la Chine passe par plusieurs périodes d’instabilité politique et sociale. Shaolin est un monastère important. Les moines possédaient un territoire relativement grand, avec, selon les époques, beaucoup de richesse. Le monastère est situé sur une route très fréquentée, tout près de la capitale de l’époque, Kaifeng. Besoin de protéger le monastère. La participation à des activités guerrières assurait une certaine protection du monastère, en plus de s’assurer du soutien du pouvoir impérial. Donc, la pratique des arts martiaux est justifiée par le besoin de protection physique du monastère. Sociétés secrètes clandestines : organisations fraternelles qui donnent à leurs membres un sentiment d’appartenance en dehors de la structure filiale normale qui caractérise la Chine. Initiation, serment fraternel secret, allégeance au groupe, discours intérieur /extérieur. Triades (Tiandi hui). Littéralement : Société du Ciel et de la Terre. Triade fait référence à la triade Ciel, Terre, humain. Société secrète formée pour lutter contre la dynastie Qing qui prend le pouvoir en 1644. Origine historique inconnue. La légende fait remonter les origines au monastère bouddhique de Shaolin. On dit que lorsque le gouvernement Qing a fait détruire le monastère de Shaolin dans les années 1670, un groupe de cinq moines auraient réussi à s’enfuir et aurait créé une société secrète dont le but était de détrôner les Qing. Au fil du temps, la société aurait continué ses activités illégales et serait devenue une bande criminalisée. Les justifications éthiques ou scripturales Les moines cherchent dans les écrits bouddhiques les justifications à la violence. 17 Non-permanence comme justification : comme tout est illusion, vide ou non-réel, impermanent, cela s’applique également à l’idée de crime ou de violence. Le meurtre devient lui-même illusoire. Meurtre par compassion : on tue le criminel pour lui empêcher de commettre un crime irréparable, pour lui éviter un mauvais karma. Certains textes décrivent le Bouddha tuant des criminels. Les justifications mythologiques Justification la plus efficace pour les moines car elle réfère directement à la défense de la foi bouddhique. Le bouddhisme chinois a développé toute une iconographie à caractère martial et violent. On représente souvent le Bouddha flanqué de divinités martiales fortement armées, à l’air féroce et piétinant des démons (figures 8 et 10). Vajrapani, d’abord représenté avec un vajra, ensuite avec un bâton de bois, l’arme de prédilection des moines. Ces divinités ont pour fonction spécifique de combattre les ennemis de la foi bouddhique et on retrouve plusieurs récits impliquant ces dieux descendant du Ciel pour protéger les temples et les moines. Les moines vont donc conclurent qu’ils peuvent eux aussi recourir aux actes armés pour protéger la foi bouddhique et leurs biens. On trouve donc chez les moines assez facilement des justifications à l’utilisation de la violence ou de techniques de combat. C’est ce qui fait en sorte qu’encore aujourd’hui, les arts martiaux chinois, même en dehors d’un contexte monastique, se sont parés de toute une rhétorique bouddhique.

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